Catégories
Mythos 2013 Texte

Heureux qui comme Ulysse

M.Tillet & M.Castagné

Le conteur l’annonce d’emblée : le projet qu’il mène avec son guitariste est une ébauche, un chantier. En guise d’introduction, il décrit son manque de professionnalisme et sa bronchite de la semaine passée. C’est à la fois sincère et peu approprié : les visages se font méfiants après cette autodépréciation. Puis le duo lance un sample de guitare accrocheur bien que pas très propre, et le guitariste greffe des sons éparpillés par-dessus. Le conteur lance des bouts de phrase comme des appels, en interprétant à sa manière un Ulysse à la fois fier, désespéré, et parfois espiègle. Ses postures sont statiques et habitées tandis qu’il narre l’épisode du Cyclope, « son » Cyclope. La guitare sait se faire discrète pour planter le décor onirique, ou rythmique pour évoquer le suspense grandissant. Les mots sont malmenés, claqués, articulés à la manière d’un slam pour parler des mythes qui nous façonnent, et disent notre humanité par le biais du mystère. On perçoit le besoin vital pour Ulysse de parler, de raconter l’indicible rencontré au cours de son voyage. Pour cela, le conteur passe d’une narration externe à interne, s’engouffre sous la peau d’Ulysse ou le décrit sobrement, en jonglant avec les points de vue, sans oublier celui de Pénélope  –« que fait-il, ce con d’Ulysse ? ».  La guitare se fait caressante pour décrire une femme abandonnée s’adonnant au plaisir solitaire et aux fantasmes d’adultère en attendant, dix ans durant, le mari disparu. On comprend alors que l’attente peut être aussi héroïque qu’un périple.

En effet, plus que les combats spectaculaires et la force physique, le duo nous apprend que les combats psychologiques sont les plus durs à mener. Ainsi Ulysse « celui qui pense, celui qui réfléchit » est un homme à part entière parce qu’il sait maintenant pleurer. Au cours de son voyage, il construit son identité : de Personne, il est devenu un héros. C’est avec rage, mélancolie, humour et modestie –parfois même un peu trop- que M.Tillet et M.Castagné racontent ce cheminement universel, d’où Ulysse sort victorieux puisqu’il sait manier la métis, l’intelligence souvent reniée par son entourage.

La touchante singularité de ce spectacle intervient à la fin, lorsque le conteur saisit son violon pour mettre en musique « les variations de l’air ». Bien que cela traîne en longueur, on ne peut s’empêcher d’être ému lorsque les sirènes demeurent finalement silencieuses, ce qui rend Ulysse infiniment plus triste que la perspective d’une lutte attaché au mât. On voit donc que, sans l’aventure, le héros s’éteint car tout a été dit, tout a été vaincu. Heureusement, à Ithaque,  il reste Pénélope.