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Mythos 2014

La Lettre : histoire d’un fée divers

Je croyais, comme dans la chanson, que les bancs publics étaient réservés aux amoureux qui se bécotent, et à leurs petites gueules bien sympathiques. Mais non, ces bancs n’accueillent que les solitaires délaissés, que des personnes sans histoire, sans rien d’autre pour elle que leur routine, leurs manies quotidiennes.

Quel meilleur lieu pour délier les langues et libérer la parole qu’un café ? Quel meilleur endroit, pour réconforter les âmes solitaires, et favoriser de multiples rencontres ? C’est presque tout naturellement que l’on se retrouve au Café des Bricoles, entre les discussions de comptoir, le choc des verres, le discret bruissement des billets que l’on sépare de leur talon, la couleur ambrée de la bière que l’on boit… Le décor est un brin traditionnel, rural ; les notes de la Lettre à Elise s’écoulent discrètement, se faufilant entre les conversations. Dans un coin, la scène, orientée vers deux files de banquettes. Les deux comédiennes arrivent, s’installent à leur pupitre, sagement, chacune faisant face à une partie du public. Elles déposent leurs notes, nous regardent, prennent la parole, nous emportent.

Elles nous emportent dans un conte de fées, un conte de fées divers, tellement banal, aux pointes excentriques, sortant de l’ordinaire pour mieux s’y glisser. Deux personnalités totalement dissonantes, deux mondes  juxtaposés en un délicieux oxymore. Elles sont là, formant un angle droit, se tournant presque le dos. Elles regardent dans des directions opposées, l’une dans un blouson noir, l’autre dans une veste claire. L’une souriante, ravie, l’air presque émerveillé, aérienne. La seconde revêche, ramassée sur son pupitre, sardonique. L’une envoie les mots en l’air sans y prêter garde, la seconde les plaque au sol en les corrigeant. L’une s’extasie devant la féérie des contes, la seconde les souille dans l’humour noir et le fait divers. Deux mondes. Deux mondes qui s’opposent, qui s’affrontent, pour mieux se chercher, pour mieux se retrouver.  Avec truculence, pour notre plus grand plaisir.

Et puis progressivement on voit sous ces jeux se tisser un trame plus sombre, on voit la terrible banalité se dessiner sous les extravagances. La recherche de l’autre. Le combat contre la solitude, cette solitude quotidienne, qui s’ancre dans les rituels éternels. A travers les oppositions, dans ces deux mondes que tout oppose, un même désir, une envie de rêve, d’aventure, de changement. Deux êtres qui se débattent dans la vie comme ils peuvent, et qui se rencontrent, échoués sur ce banc public, qui s’approchent sans jamais se faire face. Deux « ligres ». Croisement d’une tigresse et d’un lion, créatures stériles, inutiles, qui vont dans la vie comme elles peuvent. Alors le moindre prétexte est bon, non pas pour se jeter sous le train, mais dans ce train de la vie. Une lettre anonyme, une lettre de menace de mort. Une perche tendue vers l’inconnu, vers l’aventure, dont les deux femmes s’emparent, pour fuir la banalité ordinaire. Un prétexte pour envisager les plus fous projets, laisser libre court à son imagination, toutes les deux. Ensemble. Un prétexte pour laisser se dérouler une extravagance planificatrice, un brin paranoïaque, jubilatoire pour le public. Des peurs absurdes. Méfiez vous des campeurs. Le moindre assassin peut facilement se déguiser en campeur. Des envies folles. Sauter dans une décapotable pour s’enfuir du restaurant. Elles se parlent, sans jamais se regarder. Regardent vers le futur, ensemble. Dans une même direction commune, trouvant dans l’autre un réconfort humain. Se comprenant à mi-mots, ou en silence.

Et elles nous emmènent dans leur folie rafraîchissante, aux couleurs si ternes. On sourit, ou l’on rit. Parce nous non plus nous ne sommes pas seules, nous sommes avec elles… Sans partager, peut-être, certains de leurs silences, qui hachent leurs échanges sans que rien ne vienne combler ce vide. En regrettant, surtout, de n’avoir qu’une lecture, d’avoir ces pupitres, pas très gros peut-être, mais qui créent une barrière, entre les comédiennes et le public, qui rendent un peu artificiels, par moments, certains échanges. On reste sur sa faim, de ne pas voir ces deux corps évoluer plus librement, libérés de ce carcan de papier, qui git sous leurs yeux. Peu importe. Les mots rejoignent tout de même nos ventres insatiables, et s’ils nous ouvrent l’appétit, ce n’est que grâce à leur fumet propre, cette atmosphère qu’ils nous font respirer, et qui est pleine de promesses.