Les Mangeurs d’Aurore, c’est d’abord une commande. Une commande adressée à Michèle Bouhet par l’Association Française pour la Mémoire de la Déportation, la Ligue d’Enseignement de Tarbes, le théâtre Le Pari et la compagnie de la trace. L’artiste a beau ne travaille que sous la commande, comme le défendait Anouilh, la comédienne pose tout de même ses conditions. Déjà, pouvoir faire ce travail avec Antoine Compagnon. Pour qu’il puisse apporter sa jeunesse et son énergie au projet, et puis sa poésie propre, ces petits éclats qui vont traverser l’histoire. Condition acceptée. Et puis rencontrer Renée Sarrelabout – Nénette – avant de pouvoir accepter. Parce que le duo ne se sent pas légitime pour aborder un tel sujet, pour porter une telle parole… Condition acceptée. Il leur suffira de 5 minutes avec Renée pour tomber sous son charme, et accepter définitivement le projet.
C’est Renée qui leur transmet son énergie, qui leur donne la force et l’envie de travailler sur ce projet. Ils découvrent une femme de 93 ans bourrée de vie, qui, pendant ses parties de scrabble, plaisante, rit, s’indigne. A 82 ans, elle s’est mise à l’informatique, pour communiquer avec les anciens déportés. Engagée politiquement, elle témoigne, toujours, inlassablement, auprès des jeunes surtout. Pour éviter que l’horreur ne se reproduise. C’était sa seule condition, pour livrer son témoignage. Que le spectacle soit joué devant des jeunes, que l’on organise des rencontres pour parler, et les faire parler.
Michèle et Antoine laisse Renée parler, de ce qu’elle veut, la laissent témoigner librement. Ils ne posent pas de questions, pour ne pas être intrusifs dans son intimité. Ils parlent, et enregistrent la parole de la résistante. Des heures de discussion. Ils travaillent d’arrache-pied, sans trop savoir comment va évoluer leur projet. Ils se documents, sur le contexte, sur le camp de Ravensbrück, sur les résistantes déportées. Des liens forts se tissent, avec Renée, ils échangent une importante correspondance avec elle.
C’est de ces lettres que va surgir la première idée de ce spectacle. Progressivement, Michèle et Antoine vont écrire, à quatre mains, le texte du spectacle. Et puis le réécrire, le restructurer, le travailler et le retravailler, laissant parfois libre champ à l’improvisation, pour reprendre ensuite, encore.
Ils se posent un défi : être autonomes sur scène, pour le son aussi bien que pour la lumière. Pour pouvoir jouer n’importe où, dans une cantine aussi bien que dans un bar, en ayant besoin de seulement deux prises électriques. Ils confient la mise en scène à Jean-Louis compagnon, qui va chercher à construire une scénographie à la fois sobre et exigeante, dans un univers humain. La scène devient un chez-soi, c’est la maison de Renée, c’est la maison de retraite. C’est Ravensbrück aussi. Chacun peut y entrer, et la retrouver, toujours pleine de vie.
Et puis un jour, le projet, le témoignage deviennent spectacle, un spectacle qui n’a plus besoin de contexte pour être, qui se détache du récit particulier pour devenir une histoire universelle. Renée assiste à la représentation. Dix fois. Les premières fois, à la maison de retraite. Seulement des extraits. Seulement des petits morceaux. L’émotion est tellement forte, pour tous… Ils jouent devant un théâtre de 500 personnes ; à la fin de la représentation, minuscule, du premier rang, Renée se lève, se tourne vers le public, et leur parle. Pour elle, ce n’est plus sa vie, elle va au spectacle. Elle intervient, parfois, en pleine représentation. « Oui oui ! C’est vrai ce qu’elle dit là ! » Elle envoie des baisers aux publics. Et, même quand elle n’a pas là, Michèle sent qu’elle est sur scène avec eux, ce spectacle n’est pas un projet comme un autre. A l’incarner, elle a acquis certaine de ses mimiques, en rit. A Tarbes, ils ont leur propre fan club. A la fin d’une représentation, une vieille dame s’approche de Michèle, l’interpelle : « Dites moi, vous avez changé le texte là ! ». Elle le lisait pendant ses nuit d’insomnies, au point de l’apprendre par cœur.
Encore maintenant, ils vont visiter Renée dans sa maison de retraite, toujours admiratifs face à cette reine pleine de vie. Elle leur a donné bien plus qu’un témoignage, elle leur a donner sa force, son espoir. « Elle a réussit à me remettre en paix avec les humains précise Antoine. » Mais on a beau l’admirer, elle ne veut pas être considérée comme une héroïne : son témoignage, c’est avant tout le témoignage de toutes celles qui ne sont pas revenues.