La première chose que l’on remarque – enfin, que l’on remarquait – à Bucarest, en Roumanie, ce sont les chiens. Les meutes, les hordes de chiens, omniprésentes. Bêtes domestiquées par l’homme, bêtes redevenues sauvages, retournées à l’Etat de nature. Dans les bois, dans les campagnes, dans les villes. Ces chiens qui attendent que le feu passe au vert pour pouvoir traverser les routes. Ces chiens qui attaquent mortellement, d’après une rumeur urbaine, un ministre japonais en visite. Ces chiens que Sergio Grondin découvre, lorsqu’il visite pour la première fois la Roumanie. Ces chiens qui ont disparu lorsqu’il revient, quelques années plus tard.
Alors Sergio Grondin raconte. Il raconte l’histoire de ces chiens, de ce peuple sans histoire, dont les légendes se sont perdues au plus profond des bois. Il raconte, la haine, la domination, la violence, le froid, la faim, la peur, l’amour, la trahison. Il raconte la soif du sang, le froid qui gèle les os, l’incompréhension, l’incompréhension de deux mondes, qui se font face.
Il raconte aussi l’histoire d’un chien, un simple chien, parmi les autres. Un chien au destin brisé par la folie des siens, et par la folie des autres, brisé par la marche du monde. Une créature jouet de son propre destin, louvoyant entre les hommes et les chiens, errant entre chien et loup pour fuir la fureur sanguinaire de ce monde. On le suit, descendant des bois pour rejoindre la ville avec les siens, on suit sa course infernale, des forêts des balkans aux parkings souterrains de Bucarest, de la tendresse des hommes à l’amour des chiens, de la violence des hommes à la trahison des siens. On le suit, oscillant entre la vie et la mort, impuissant, sans défense face à toutes ces forces qui le broient, de toutes part. On suit avec lui ce chemin sanglant, cette quête sans but, cette errance sans fin, dans un univers en proie à la haine, à une folie sanguinaire. Le sang coule, le sang coule toujours, écarlate. Le sang des hommes, le sang des chiens. Rouge. Toujours. On découvre les combats de chiens, la lutte des hommes face aux meutes, les coups de matraque, les piqures, les traditions ancestrales et rigides qui gouvernent la meute, la révolte face au chef…
Peu importent qu’ils soient chiens, qu’ils soient bêtes sauvages. Ces bêtes-là nous parlent de nous, de notre histoire, de ces histoires qui se répètent sans cesse. Comment résister, face aux siens, face aux autres ? Comment se battre, lorsqu’on n’a aucune force ? Comment survivre, face à l’extermination des siens ? Sergio Grondin entrecoupe son discours de citations de discours historiques, de paroles génocidaires. Arménie, 1915. Allemagne, 1943. Rwanda, 1994. Toujours les mêmes mots. Il faut supprimer cette vermine qui grouille. Ces parasites qui vivent à nos dépends. Il faut les éliminer, définitivement. Ces mêmes mots qui sont employés en Roumanie contre ces meutes de chiens errants. Alors se construit la même opposition, entre les siens, et les autres. Se posent les mêmes questions : rester dans le camp des victimes, ou rejoindre le camp des bourreaux ? On suit cet impossible voyage, cet impossible flottement entre les deux camps, et, petit à petit, les chiens se font hommes, comme dans La Fermes des animaux d’Orwell. Progressivement, les hommes se font chiens, sans histoire, menés seulement par leur instincts sanguinaires.
La voix puissante de Sergio Grondin nous emmène dans les Balkans, nous plonge dans cet univers de violence, dans ce récit incroyable. On se prend une claque, fascinés par le récit, on voudrait qu’il dure plus longtemps, on voudrait pouvoir combler ces ellipses qu’il fait – le texte n’est pas encore achevé. Il bute parfois sur les mots, incertain, mais peu importe, il nous transporte dans l’hiver roumain, dans cet hiver dont il faut suivre le souffle glacial, si l’on ne veut pas rendre notre dernier souffle. Non. C’est trop tard. La force des mots, la puissance du récit, ont eu raison de nous. L’histoire s’engouffre par les pores de notre peau, nous transperce jusqu’aux os. Nous sommes saisis par une narration à en couper le souffle.