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Mythos 2014

Les mangeurs d’Aurore, le souffle de la vie

J’aime ce mot : résistance

Un salon, douillet, confortable. Avec un pupitre, une chaise au fond, quelques petits meubles, plusieurs lampes. Une atmosphère humaine, chaleureuse, réconfortante… On est là chez nous, et la salle de la Péniche Spectacle semblent prolonger naturellement la scène. Le tout respire la vie, alors même qu’on va parler de mort.

Des lettres, lues, simplement, derrière ce pupitre. Des lettres de vies, de promesses. Des lettres simples, touchantes. Leur destinataire ? Nénette.

Nénette, c’est cette dame de 93 ans, en maison de retraite à Tarbes. Une dame pétillante, pleine de vie. Qui, quand on lui sert de la soupe verte, aux épinards, au restaurant de la maison de retraite – non, à la cantine ! – fait la remarque que l’herbe a été tondue la veille.

Nénette, c’est cette petite fille. Ce garçon manqué, qui jouait dans l’équipe de foot de son père, quand il fallait remplacer un garçon. Cette fillette qui refusait déjà l’injustice. Qui refusait de n’être que passable, lorsqu’elle rendait ses devoirs. Passable, c’est nul. Un père ouvrier, syndicaliste. Une mère discrète, toujours là, avec la grande bouteille de mercurochrome, pour soigner les genoux écorchés. Nénette, c’est cette fille qui dévalait les pentes en vélo, fermait les yeux, ouvrait les bras. Quelques instants. Rien que quelques instants. Pour vivre. Vivre pleinement…

Nénette avait 21 ans en 1943. Elle travaillait comme employée à la mairie d’Angers lorsque le STO a été imposé. Et c’est naturellement, qu’en toute discrétion, elle a commencé à produire de vrais faux papiers. Jusqu’à ce qu’elle  soit dénoncée, arrêtée, emprisonnée.  Jusqu’à ce qu’elle découvre la peur, la solitude étouffante, les interrogatoires. Ne pas dire le mot de trop, celui qui trahira les camarades. Se raccrocher à une mince planche de salut, à une petite cuiller, grâce à laquelle on peut communiquer avec les autres prisonniers, en frappant sur les canalisations. Trois coups pour bonjour. Deux coups pour « ça va ? ». Elle est envoyée à Compiègne, n’en garde aucun souvenir. Et puis elle a été déportée à Ravensbrück. Camp de concentration pour femme, dans la « petite Sibérie » Allemagne. Et ça, oui. Ca, elle s’en souvient.

Comment parler de l’horreur, de l’absurde, de l’innommable ? Comment parler de la mort, du désespoir ? Nénette, elle, s’est longtemps tue. « Je ne sais pas si je veux que tu saches. Et puis, j’ai pas les mots pour ça. » Et puis, un jour, elle a pesé sa fille. 13 ans, 29 kilos. Son poids à elle, son poids à la libération du camp, en avril 1945, par l’armée rouge.  Alors la parole se libère. On découvre l’incompréhension, l’horreur, le choc. Les voyages dans les wagons à bétail, la faim, la soif, les travaux forcés… Et puis tous ces êtres, aux tenues rayées, dont on a rayé l’existence. Des zombies. Mais Nénette se bat, pour la vie, pour la dignité. Elle nous entraîne dans ce souffle puissant, incontrôlable. Elle nous raconte la beauté des paysages, par delà les barbelés. Elle nous raconte la solidarité, cette femme russe qui les accueille à leur arrivée, chantant en français : « La Madelon vient nous. » Elle nous raconte la poésie, qui vient alléger la peine, elle nous raconte les sabotages, la résistance qui continue sous les serres même de la mort. Elle nous raconte cette volonté farouche, cette fuite face à l’inéluctable, face à la chute fatale. Mais non, elle veut vivre, elle. Elle ne veut pas servir d’engrais pour les nazis, pour ces nazis qu’elle hait, elle veut vivre, et se bat pour garder sa dignité. La dernière chose qu’il leur reste, à tous, lorsqu’on leur a pris tout le reste.

La parole  se libère, sauvage, belle, chaleureuse, vivante. Les mots s’envolent, porteurs d’espoir, dans la lumière de toutes ces lampes réconfortantes. On sourit, on rit parfois, un lien intime se tisse entre le public et cette Nénette, et cette force de vivre. Les mots s’envolent, portés par les courants aériens, par les notes de la guitare, discrète. Ils se font presque chantants des fois, les intonations virevoltent. Et puis, quand le parler ne suffit plus, le chant s’insère dans la narration, le chant vient libérer l’espoir, le chant vient hurler l’horreur.

Nénette s’est endormie, un verre de champagne à la main, royale. A 93 ans, toujours remplie de vie, de cette vie qu’elle nous insuffle violemment. Souffle salutaire, qui nous emporte, qui emporte cette pièce d’une force puissante, presque surnaturelle, d’une force chaleureuse, qui ne peut que nous rendre le sourire, nous redonner l’espoir. On sent cette chaleur, qui transcende les mots, qui se love au creux des intonations, des éclats. Et l’on se prend, nous aussi, à sourire, à vouloir vivre, à se laisser emporter par cette force résistante, belle, forte et digne. On se prend à vouloir sentir cette force incroyable, cette force de la vie, qui nous étreint, lorsque, dévalant une côte à vélo, on ferme les yeux, on ouvre les bras.

Passable, c’est nul.