Jeudi midi, Élodie Emery, journaliste, est venue déclamer sa vie et ses travaux d’enquête au CCNRB dans Ceci n’est pas une religion. Un exercice hybride et atypique, entre le seul-en-scène et le récit d’enquête, qui démystifie le développement personnel et le Dalaï-Lama. Oui, rien que ça.
Milieu de semaine – intérieur – jour.
Il pleut ce midi quand le public entre dans la salle du CCNRB (Centre chorégraphique national de Bretagne), rue Saint-Melaine. On ne s’agglutine pas pour s’installer sur les bancs. Plongée dans le noir. Des gens se saluent : écharpes et vestes colorées, cheveux grisonnants et casquettes branchées. Pas de doute, on est à Mythos. Celle que l’on vient voir pourrait passer inaperçue dans le public : visage inconnu, plume de l’ombre. Petite quarantaine, carré blond bien brossé, chemise blanche et pantalon évasé. C’est bien Élodie
Emery que l’on est venu·es entendre déclamer.
« Live Magazine » oblige, impossible de commencer sans un édito de la rédactrice en chef – metteuse en scène. Elle nous explique : Live Magazine est un concept fondé en 2014. Son but : faire se rencontrer le réel – un public – et celleux qui s’attellent à l’écrire, à le montrer :
des journalistes. En dix ans, plus de 500 plumes se sont prêté·es à l’exercice, restituant leurs enquêtes et travaux destinés aux pages… sur les planches. Élodie Emery fait partie des journalistes choisi·es. Reconnue pour ses enquêtes, elle fut finaliste du prix Albert-Londres en 2023.
Pour celleux qui n’auront pas pu voir une des deux autres représentations prévues ce week-end, voici un retour, non exempt de quelques spoilers.
Ceci n’est pas une religion est mis en scène sobrement : un pupitre, une protagoniste, un écran où défilent des images et des illustrations. Presque un TED Talk, me direz-vous. L’objet est hybride, entre documentaire, one-woman show et récit de vie. Le tout est divisé
en deux parties.
Élodie Emery commence… par nous raconter sa vie. Point de départ: six ans. Questionexistentielle universelle : Est-ce qu’on va tous mourir ? Réponse de sa mère, en gros : Oui, allez, au dodo. À quinze ans, Blaise Pascal lui offre une réponse plus réconfortante : Oui,
mais il y a Dieu… Peu convaincant. Lycée, études et un CDI en poche plus tard, la future comédienne pour aujourd’hui est consultante marketing chez L’Oréal quand, à 25 ans, elle obtient un congé.
Et là, le vide. Une quête de sens commence.
Élodie Emery cherche, en vain, SA passion. Ne la trouvant pas dans son métier, elle démissionne, touche son chômage avec avantages et… sombre (le terme est inadéquat, bien trop stigmatisant, mais faute de mieux, on s’y plie) dans la dépression. Chômeuse
professionnelle, elle en ferait bien une fonction. Une sorte de Jeff Tuche avec un capital culturel et économique privilégié. Mais non, elle n’achètera pas de villa à Monaco : elle écrira son blog.
Dans ce blog, elle propose à des personnes qui n’ont pas le temps – car englué·es dans le roulement incessant du tambour capitaliste – de faire des expériences à leur place et de leur donner des retours : voir des films, ficher des livres, faire un câlin à « Ama », tenter l’apprentissage du chinois… Le blog connaît un succès auquel elle ne s’attend pas. Si bien que le directeur de la rédaction de Marianne lui propose un poste de journaliste. Elle n’y avait pas pensé. Ce métier finira par devenir sa passion.
Un été, la rédaction désertée, la blogueuse parachutée se dit qu’il est temps de faire son trou. Elle s’intéresse à l’essor du bien-être et du développement personnel et part s’immerger dans des stages d’éveil spirituel. Au Canada d’abord : câliner des arbres, se doucher à l’encens. Puis en France, où elle randonne en jeûnant, pendant six jours, pour six cents euros. La quête de sens se poursuit, et elle atterrit là où les tendances explosent. Les mots finissent par combler le vide qui l’habite. Ces mots, elle en noircira les pages de
Marianne à travers d’autres reportages immersifs, dans des stages et retraites de développement spirituel. L’un d’eux changera la donne.
Élodie Emery s’intéresse alors au bouddhisme tibétain et à son essor, en France et dans le monde. Cette religion, qui ne semble pas en être une, connaît un succès fulgurant depuis la fin du siècle dernier. Qui n’a pas une image bienveillante du Dalaï-Lama ? Qui ne sourit pas
d’apaisement en écoutant Matthieu Ricard, moine tibétain français écumant les plateaux télé ? Les statues de Bouddha sont partout. « Même chez Bricorama, il y en a. » Cette omniprésence nous éloigne d’une réalité : comme toutes les religions, le bouddhisme répond au besoin humain de trouver des réponses ailleurs que dans notre simple existence. Il porte aussi ses faces occultes. Le Dalaï-Lama a diffusé sa croyance bien au-delà de sa terre d’origine, la rendant accessible aux Occidentaux, entretenant son lien à la pop culture
et jouant du soft power mieux que quiconque. Il impose sa voix et affiche son sourire bienveillant, toujours collé à ses lèvres.
Mais cette façade enjolivée, la journaliste ne s’y est pas arrêtée. Depuis, le Dalaï-Lama l’a même bloquée sur WhatsApp. L’enquêtrice se frotte à l’omerta sur les violences sexuelles
institutionnalisées. Plus elle écrit et en dévoile, plus elle en découvre, contribuant à libérer la parole d’ancien·nes croyant·es. Puisque dans le bouddhisme aussi, le silence fait loi.
Autant conclure qu’on n’ouvrira plus jamais Petit Bambou – application de méditation dont l’emblème est un moine bouddhiste – de la même façon. Pendant une heure dix, on aura ri et appris. Preuve que le pari de confronter l’écriture du réel au public fonctionne. Et qu’Élodie Emery, qui manie l’exercice avec brio, est une plume qu’on s’empressera de lire.
✍️ Par Ewen Dubée
Photos © Élodie Le Gall