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Mythos 2014

De métal et de briques

« Quand ma fille était petite, je disais que c’était des fabriques de nuages. C’était mieux de dire que c’était de la saloperie. » Ce sont ces nuages, c’est cet air que le rappeur  Mochélan veut nous faire respirer. L’atmosphère de Charleroi, d’une ville « qui encaisse les coups, et puis qui les rend ».  « Prenez et fumez en tous, ça vient de Charleroi, c’est de la maison. » Ca vient de cette ville où l’on nait les poumons noirs.

Il nous plonge dans cet univers désabusé, dans ce monde qui n’a plus rien pour lui, mais se bat pour le conserver. Il déclame ses chansons pour dépeindre une « société de métal et de briques », une société dans laquelle il a grandit, une société dans laquelle nous vivons tous. Il parle du chômage, de la violence, il parle de l’exploitation,  de la domination, et puis de la résistance des damnés. Il parle d’école et de drogue, des affrontements avec la police, de cigarettes et de désespoir.

Il se dépouille face à nous, il se dévoile, se questionne. Il évoque librement ses déboires amoureux. Comment se faire aimer, comment devenir un autre, plus beau, plus populaire, plus attrayant ? Comment exister, quand on vous rejette, quand vous ne faites que vous heurter contre cette laideur  que l’on vous renvoie ? Comment vivre, quand on ne se lève que pour se recoucher un peu plus tard ? Il se révolte, contre cette société d’injustices, contre le rejet. Et puis se demande à quoi bon, à quoi bon écrire, à quoi bon noircir des pages de « larmes d’encre bleu » ? « Je ne veux pas passer pour un pleurnicheur. »

Mais il se bat toujours, il fait face à la violence avec humour, avec ironie, parodie les appels à Pole Emploi. « Si vous voulez un emploi dans votre pays, tapez 1. Si vous voulez un emploi dans votre région, tapez 2. Si vous voulez un emploi dans votre ville, raccrochez. » Et puis il amène cet espoir irréductible, il chante l’amour de sa ville, de cette ville la plus laide au monde, d’après le New York Times.  Dans cette ville qu’il trouve belle, et vivante, malgré tout.

Et il nous emporte avec lui, par cette puissance qu’il déploie, la puissance des mots, des rythmes. On peut ne pas aimer le rap, peu importe. Il n’essaie pas de nous séduire. Il nous prend avec lui, il nous emmène respirer l’air crasse de Charleroi, sans nous demander notre avis. Il se laisse porter par la musique de Rémon Jr, qui l’accompagne, par la musique électro, par les notes délicates du piano. Il parle avec des mots crus, il parle avec poésie. Il évolue dans cet univers qui se tisse autour de lui, entre fumée et images projetées, un univers noir et blanc, l’univers de Charleroi. On peut parfois être déstabilisés par certains rythmes dissonants, certains mots en rupture, solitaires, rejetés à l’image des Carolos. Mais on ne peut pas résister face à cette puissance des mots, on ne peut pas résister face à cette violence, face à cette amertume, face à cette révolte, face à cette délicatesse, surtout.  Le théâtre du Vieux Saint-Etienne où il performe est glacial, ajoutant à cette atmosphère crue. Et quand on quitte ce monde noir et blanc, ce monde de grisaille, enfumé, on en sort ébouriffés, complètement décapés. Mochélan imprime sa marque dans nos entrailles, dans ces mêmes entrailles d’où il sort ses mots. Et alors, on sent le même air s’engouffrer dans nos poumons, et affoler notre cortex.