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Mythos 2015

Être ou ne pas être… condamné pour meurtre

D’emblée, l’illusion est parfaite. A l’arrivée, on nous demande d’écrire nos noms, prénoms, ainsi que nos âges sur une liste. Un monsieur à la mine assez patibulaire (dont il s’avèrera plus tard qu’il est le co-auteur de la pièce) nous prie de bien vouloir récupérer un bloc de papier afin de prendre des notes durant l’audience. Il nous précise que les portables doivent être mis sur silencieux, et que le public est tenu de se lever lors de l’entrée et de la sortie de la Cour. « Mais c’est assez sérieux en fait ! » s’exclame une dame devant moi. « C’est très sérieux en effet, Madame. C’est d’un meurtre dont il s’agit », lui rétorque le Monsieur antipathique. Le ton est donné.

La salle de la Cité est divisée en un grand U au centre duquel paradent les avocats, la juge, et le Code Pénal. « Mesdames et Messieurs, vous êtes dans un lieu de justice » : voilà la première ligne de la pièce, et on ne saurait mieux planter le décor. La pièce que je m’apprête à voir a en effet tout d’un vrai-faux procès : Hamlet, Please continue est une œuvre mettant en scène trois acteurs (interprétant Hamlet, sa mère Gertrude et sa fiancée Ophélie), mais trois avocats, un juge, un expert en psychologie, et huit jurés – tous plus vrais que nature. Le principe de la pièce tient en quelques mots : rejouer le procès d’Hamlet, accusé d’avoir assassiné Polonius, le père de sa fiancée Ophélie, avec l’aide de professionnels du barreau. A chaque ville où la pièce tourne, ses propres avocats, ses juges, ses experts, ses jurés. Et donc son jugement.

Les circonstances du crime sont détaillées par l’accusé, rappelées par la juge, contredites par la plaignante, recadrées par l’avocat général. Sur le bloc que l’on m’a distribué au début, les notes sur le procès se mêlent à celles de mon article…

« Gertrude : dispute vers 2h30 ds sa chbre. Tt le monde alcoolisé. Polonius se cache. Claudius accuse Hamlet : maltraitance sur Ophélia.1h du matin. Mort par arme blanche, coup en plein cœur. Mort immédiate. Blessure profonde de 8-10cm. Corps retrouvé le lendemain entre 2 voitures pour simuler accident ».

Au bout de deux heures d’audience, le dossier d’instruction arrive entre mes mains : il présente, à l’instar d’un véritable dossier d’instruction j’imagine, les dépositions des parties, il présente le plan de l’appartement où le meurtre a eu lieu, il regroupe des photos de la victime. En une soixantaine de pages, le dossier brosse en des termes juridiques le portrait pour le moins complexe de la situation. Je suis en train de tourner les pages quand le Monsieur patibulaire fait irruption dans la vraie-fausse salle d’audience. Il vient nous expliquer la démarche de la pièce. Et j’ai envie de crier au génie. En guise de texte ? Le dossier que nous avons entre les mains. Pour les comédiens ? Trois vrais acteurs donc, le reste de la « troupe » étant composée de professionnels du barreau. Et les répétitions ? Il n’y en a aucune : les avocats ont connaissance du dossier en avance mais ne rencontrent leur « client » que le soir de la représentation. Le procès n’est en vérité pas du tout écrit. L’issue même du jugement change chaque soir.

Justement : le jury est tiré au sort parmi l’audience. Huit d’entre nous prêtent serment et sont priés de se retirer avec la juge pour réfléchir à « leur intime conviction ». Les minutes passent, l’audience est suspendue dans l’attente du verdict. Je relis mes notes. Elles oscillent entre commentaires sur le faux-crime et le vrai article qu’il s’agit d’écrire, entre assassin d’un soir et avocats en chair et en os. Please Continue, c’est finalement un théâtre dans le théâtre, et la situation ne manque pas d’ironie. En effet : qui s’adresse au public lors de tirades enflammées, qui porte un costume ? Les avocats professionnels. Les acteurs et les spectateurs jouent quant à eux le jeu du vrai-faux procès. Au retour des jurés, la peine prononcée est de huit ans de prison fermes. Des murmures de surprise font bruisser le public. Je suis choquée : j’aurais demandé l’acquittement.

Et c’est là le cœur de la pièce : s’il est dur de juger de la vie d’un homme quand le doute est omniprésent, nous somme tous contentes de nous rappeler qu’il ne s’agit après tout que de théâtre. Mais on frissonne tous un peu à l’écoute des jugements prononcés lors des 129 autres représentations de la pièce. Ils vont du versement de 80.000€ de dédommagement à Hamlet à son emprisonnement pour 18 ans. Les circonstances du crime ne changent pourtant pas, les comédiens non plus. Ceux qui jugent, si. A quoi tient la justice alors ?