Ça s’agite à l’entrée du TNB, un aperçu seulement de la salle Villard qui fourmille et où les sièges vides se comptent sur les doigts d’une main. De nuage, il y en a aussi dans la salle, pas gris celui-ci, mais vaporeux et rassurant, jauni par les spots encore allumés. Dans le dépliant distribué à l’entrée, on nous parle d’une carte blanche « promesse de moments inoubliables ». À peine le temps de lire ces quelques mots, que déjà, les lumières s’éteignent, on active le mode avion sur les téléphones, juste le temps de les faire apparaître comme des lucioles dans le noir.
Pour sa première partie, le groupe Catastrophe a fait appel au pianiste Francesco Tristano, dont les accords penchant parfois vers une pop-jazzy ne sont pas sans rappeler ceux qui ont fait l’apanage du groupe que l’on attend ce soir.
Au commencement, il n’y a qu’un mince rayon blanc, traversant la salle du plafond aux mains éclairées du pianiste, dont les notes virevoltantes bercent déjà un public hypnotisé. D’autres lumières s’éveillent, d’autres mouvements apparaissent, ceux de l’artiste qui se lève et trifouille l’intérieur de son instrument, un magnifique piano à queue, pour le faire gronder de dedans.
De loin, on croirait qu’il a vingt ans, en fait, on apprend qu’il en a le double, le tableau où un visage vieilli pour lui doit être bien gardé.
Assis.e au fond à droite de la monumentale salle Villard, on croirait voir l’arrière des visages de la photo de couverture de La société du spectacle de Guy Debord. Si celui-ci nous prévenait : « Le spectacle est le gardien du sommeil« , le public, ici, n’allait pas tarder à être réveillé.
Le pianiste a à peine le temps d’entamer un nouveau morceau qu’une sonnerie retentit.
‘’Catastrophe’’: du latin catastropha, lui-même du grec ancien καταστροφή, katastrophế : “renversement”.
Alors qu’il fait noir et que les notes s’enchaînent, des silhouettes se lèvent aux bouts des rangées. Des tracts volent en l’air, et de main en main. Incompréhension. Ces silhouettes s’avancent vers les pieds de la scène, le point levé. La salle gronde, des cris retentissent, un « barrez, vous ! » est lancé non loin, à côté d’un « qu’est ce qu’il se passe maman ? ».
Le piano continue.
Les mains tapent en rythme, on ne sait si c’est pour étouffer les mots d’un homme qui s’époumone sans qu’on ne puisse l’entendre, ou justement, pour le pousser à clamer plus fort.
Le piano continue.
Les yeux de Francesco Tristano restent rivés sur ses touches, d’où sa main droite se lève pour donner le tempo des clapes qui retentissent. Des gens se lèvent.
Le piano continue.
Puis la musique s’apaise, à visage découvert, certain.es ont rejoint la scène, encourageant une foule qui n’ose qu’à demi mots répéter en boucle ‘’Macron démission’’, avant d’entendre une dernière fois un homme, distinctement cette fois prononcer ces mots après que le musicien soit venu lui tendre la main :
« Vive la musique, vive la culture. Vive la culture populaire. »
Pendant tout ce temps, suspendue aux notes du piano, la musique a continué. Le message était clair, on le lira plus tard sur les tracts à l’entracte, quand les lumières se rallumeront. Amener la poésie et la culture partout, la rendre accessible à tous.tes, surtout là où l’on ne veut pas d’elle.
On ne saura pas si le personnel du TNB, dont les façades sont décorées de pancartes en solidarité au mouvement, et que l’on sait avoir accueilli sa parole lors d’assemblées générales, était complice. Mais on préfère peut-être penser que non, que de ce moment, personne n’avait rien prévu, et qu’il ne restera marqué, que dans les mémoires.
Remis de ses émotions, le pianiste attendra le prochain morceau pour prendre la parole : « Les temps sont durs, mais c’est comme le Titanic qui coule : la musique ne doit pas s’arrêter. Même s’il y a le silence, la musique continue’’.
La musique aura donc continué, et la parole sera venue la renverser, ou plutôt l’enjoliver, l’habiter. Au râles de certain.es, on pourra rétorquer que c’est là l’essence même du Festival Mythos, faire vivre ‘’les arts de la parole’’.
Puis les derniers morceaux ont été joués, nous emmenant à Tokyo, là où le pianiste les a composés. Le souffle encore court et le cœur vite battant. Déjà, la promesse annoncée, celle de moments inoubliables, était tenue, avant même que les festivités commencent.
Le lendemain, on lira les mots suivants, et on imaginera la stupeur joyeuse qu’ont dû ressentir les membres de Catastrophe au regard de la parenthèse inattendue qui s’est ouverte lors de la première partie : “Essayer, échanger, douter ne fait pas de nous des pestiférés. Les opinions ne sont pas des maladies contagieuses. Les désaccords ne signent pas l’arrêt de mort des relations. On peut discuter, essayer des idées, puis les abandonner, sans pour autant s’être sali les mains.” Blandine Rinkel (chanteuse du groupe dans A-t-on encore le droit de changer d’avis ?).
À l’horizon, la falaise
Après un récital, on ne peut plus parlant, le groupe a donc fait son entrée. Ceux qu’on attendait pour un retour inédit avaient laissé leurs tenues colorées, et opté pour des ensembles printaniers blancs et chaussettes vertes.
On allait assister là à quelque chose d’unique, un set balbutiant et des chansons pas même enregistrées, tout juste nées. Blandine Rinkel (au chant) nous prévient, ce soir, Catastrophe sera vulnérable. Comme pour respirer un grand coup avant de se lancer dans le vide, elle s’allume une clope et la partage avec Arthur Navellou (au chant lui aussi). Tout en délicatesse, la cigarette passe de lèvres en lèvres de mains en mains, sous les volutes des paroles et arrangements de leur premier nouveau morceau.
Il y en aura dix en tout, des chansons brouillons qui étofferont le prochain album du collectif, présentées ce soir là, comme un secret murmuré à l’oreille. Certaines évoquent l’amitié, d’autres la télé, oscillant entre morceaux de grosses percussions et cymbales, accompagnés d’un quatuor de cordes, et pianos-voix, vulnérables elles aussi. Chanson triste, on entend les goûtes du piano sur un parapluie et les caresses des violons, envolée au-dessus des nuages.
On nous confie des secrets de fabrication, les discussions et les hésitations. Les sujets qu’on a voulu aborder, le sens symbolique qu’on a voulu leur donner. L’envie de communiquer avec l’inconnu.e, de parler à des gens qui ne nous ressemblent pas, se confronter à l’échec, parler de sexe, retourner sur la carte et évoquer la sensualité, les ‘’mains électriques’’. Électrique, elle l’est l’énergie des deux chanteur.euses qui bougent sauvagement et innocemment. Elle, surtout, enchaîne pas et mouvements de bras, prend du plaisir, ça se voit, et ça fait du bien.
Une nouvelle parenthèse s’ouvre, dimension parallèle, pendant laquelle trois micros seront tendus aux voix du public, cette foix, pour demander à certaines personnes ce qu’elles aimeraient avoir le courage de faire. Un homme dit « faire de la musique » la salle l’encourage. Un autre, jeune, dira « changer les choses » la salle applaudira. Une troisième finira « offrir des fleurs à un inconnu », et on espère qu’elle le fera.
Retour sur scène où les morceaux s’enchaînent. Le groupe reste fidèle à ses ponts musicaux fouillés, ponts qui se perdent, dans le flux de l’immédiateté des réseaux… Nouveau contretemps : « Bastien a cassé sa pédale de grosse caisse », « c’est ta première fois ? » Plaisante le percussionniste, qui comble en ironisant sur la première partie de soirée « y a un timing pour venir chanter Macron démission sur scène là ». Un homme se lève dans la salle assise, on ne sait plus à quoi s’attendre… « Et si vous faisiez une chanson sur la grosse caisse ?! » On respire, le cœur tenu, en suspend. Le groupe rêveur cherche des rimes, un atelier de création, coupé court par la réparation de la pédale. Dernière nouvelle chanson : « tout passe ».
Voyage dans le temps
Après un saut dans l’avenir, est venu le temps du retour dans le passé. La salle se lève, entièrement cette fois, pour maintenant ou jamais. Chanson qui résonne, réadapter pour l’occasion.
‘’J’ai compris que ce serait notre premier et notre dernier printemps 2023,
Qu’il n’y aurait plus jamais de printemps comme celui-ci
Qu’à partir d’aujourd’hui
Il n’y aurait ni début, ni fin
Ni passé, ni futur
Mais une suite de dernières fois qui s’enchaînent
Et que toute notre vie maintenant ça allait être ça
Des dernières fois qui se suivent
Des instants qui naissent
Et qui meurent dans la même seconde
Comme des deuils qui dansent’’.
La salle danse, c’est maintenant ou jamais, avant de se rasseoir, pour les entendre chanter en chœur leur amour des nuggets, puis de se relever.
Vulnérabilité, on nous avait prévenu, la chanteuse craque sur la dernière note, se pliant pour respirer, elle, qui, comme chacun.e.s d’entre elleux, a plus que jamais tout donné, faisant virevolter ses longs cheveux roux et sautant des plateformes du décor avant de courir en rond avec l’autre chanteur, de s’adosser au piano puis d’exprimer tout ce que son corps a à exprimer, debout sur le piano, après un ‘’bouge’’ lancé comme un cri du cœur.
Catastrophe reprend ensuite Smalltown boy, à peine le temps de sécher les larmes que font couler les premières notes que la salle se lève à nouveau et communie en joie sur un morceau réapproprié, plus jubilatoire que jamais. Un bouquet final qui n’en finit pas, un feu d’artifice, explosion de sentiments, d’accords entraînant et de mouvements de danse effrénés.
‘’Plus aucune phrase ne sortira de ma bouche, démerdez-vous avec les bribes de sens que vous arrivez à saisir’’. On saisit, tout ce que l’on peut saisir, même si le moment nous échappe. ‘’Danse tes morts’’ puis ‘’mémento’’ pour le rappel. Le sourire aux lèvres ne s’en va plus, les frissons dans les bras non plus, le cœur serré et la larme à l’œil.
En y repensant, encore le lendemain, le corps engourdi, tremble. ‘’Moments inoubliables’’, ces deux mots ne sont même pas assez forts pour décrire ce qui s’est produit, inoubliable et inexplicable.
Hors du temps, hors du champ, de bataille qui explose alors à Sainte-Anne. Hors d’une époque morose dont l’avenir est embrumé, époque à laquelle Catastrophe vient rendre sa joie, et frayer de ses sons et ses voix, des pas sur lesquels on s’imagine, un instant, pouvoir traverser les nuages.
Un secret qu’on gardera gravé, un concert unique, dangereux et explosif. Tourbillon d’émotions. Jamais un groupe n’a aussi bien porté son nom.
Maintenant, et à jamais, on veut découvrir la suite, continuer de danser, et de les entendre chanter.
Encore et encore.
Ewen Lubée
Photo © Jean-Adrien Morandeau