εἰκῇ κράτιστον ζῆν, ὅπως δύναιτό τις – Vivre au hasard, comme on le peut, c’est de beaucoup le mieux encore. ( Œdipe Roi, v. 979, Sophocle )
Quelle part de hasard a joué dans le fait que chacun se soit retrouvé, pour un même spectacle, dans la salle de l’Intervalle, à Noyal-sur-Vilaine, ce vendredi 13 avril ? Comment considérer que des femmes et des hommes, dans leur parcours à chacun propre, aient convergé en ce jour dans un même lieu pour assister à la même représentation ? C’est sur notre insouciance, celle de croire que nos expériences de vie se divisent en deux ordres, celles qui relèvent de nos actes conscients et objets de notre volonté, et celles qui sont l’oeuvre d’une force supérieure à laquelle on s’abandonne – soit du hasard -, que toute la performance se construit.
Kurt Demey questionne la coïncidence, ce qui fait que des individus qui sont en tout point étrangers à l’autre, vont l’espace d’un instant scénique être liés et faire avancer le spectacle. Le spectateur s’abandonne à l’arbitraire d’une bouteille qui l’a désigné pour monter sur scène, d’un jet de dé qui l’amène à renverser selon son choix un pot de sable dans lequel était caché un morceau de papier sur lequel une mission lui est confiée, l’appelant à donner à tous ce qu’il imagine, à délivrer ses sensations de l’instant. Au fil des missions qui sont données, le public est amusé du trivial de ce que l’on demande aux personnes qui se sont faites agripper par la scène, l’un devant récolter des clés parmi les spectateurs avant d’être envoyé à l’extérieur de la salle à la recherche d’un agenda, dans une maison de son choix, muni seulement d’un trousseau choisi au hasard ; l’autre étant amené à se promener mentalement dans une maison imaginaire pour imaginer le décor, les odeurs, et même une liste de courses. Tandis que les victimes du hasard qui les a traînées à participer à ces expériences loufoques se démènent à suivre les instructions de Kurt Demey et font l’objet de notre compassion amusée, Joris Vanvinckenroye nous livre une performance musicale et presque onirique, dont l’écho de la contrebasse nous plonge dans un univers quasi-mystique dans lequel la légèreté première du spectacle laisse place à une profondeur telle, qu’elle nous fait sentir que quelque chose d’une force qui nous échappe se joue au-delà de notre incrédulité et de notre insouciance. Et enfin tout se lie, les expériences de ceux que l’on a appelés à monter sur scène coïncident l’espace d’un instant, ceux qui ont été entraînés hors du spectacle à la recherche d’une maison trouvent un lieu tel qu’il a été imaginé devant nous par ceux qui ont construit sur scène une maison imaginaire, jusqu’à trouver une liste de courses exactement telle qu’elle a été rédigée par les spectateurs sur scène.
Tout était joué depuis le début, le hasard dans lequel on avait encore foi devient pendant un instant palpable au terme de ces expériences singulières rendues poétiques. Et point final, tandis qu’encore assommés par ce que l’aléatoire a pu produire, Kurt Demey déconstruit l’espace scénique en faisant voler sur scène tous les autres pots de sable au rythme d’une musique qui s’accélère, devenant presque oppressante, on découvre qu’aucun papier ne se cachait sous les autres pots, de telle sorte que l’on comprend que jamais le hasard n’a eu sa place sur scène. Et cette sentence finale, « le hasard est l’effet d’une cause qui nous échappe », finit d’assommer le spectateur. Une évidence inconnue, et qui le restera, mais qui, je n’en doute pas, donnera au spectateur pendant longtemps une autre appréciation sur ces événements de nos vies que l’on attribue aux simples fruits du hasard.
Photo © Nico M