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Mythos 2016

Condor Live, une errance jusqu’au bord du monde

Désorientés. C’est ainsi que nous abandonne Bertrand Cantat, sur les dernières notes des musiciens : Manusound à la guitare, et Marc Sens aux machines et à la basse. Abasourdis par le poids d’un monde déshumanisé, d’un enfer dépeint pendant cinquante minutes hors du temps.

« Le bout du monde est encore loin? »

L’engagement du texte est clairement établi. Avant même le début du spectacle, Caryl Ferey, auteur de Condor, texte mis en musique lors de la performance, lâche quelques mots d’opposition à la loi travail. « L’infini cassé », un roman dans son roman, raconte un road-trip poétique et terrifiant, dans le Chili post-Pinochet. Un Chili qui voit disparaître son service public, croître la pauvreté et les inégalités, fleurir les « Chicago Boys ».

Au rythme des mots, nous voilà emportés dans l’errance désespérée de Catalina et du colosse aux mains brisées, alias Victór Jara. Elle est le symbole des milliers d’opposants disparus, il est le chanteur chilien, soutient au président Allende, assassiné après que ses mains ai été coupées à la hache. Une histoire d’amour brisée dont la sensualité et la fougue sont tragiquement contées.

« C’est le monde qui a fui. Il ne reste que nous deux et les éléments »

Portés par la voix brisée de B. Cantat et la justesse des musiciens, nous sommes prisonnier d’un univers sans rêve, spectateur de nos deux protagonistes, main dans la main dans une lutte désespérée. La violence semble partout: dans les gestes du chanteur, dans le paysage désolé qui se dessine, dans le charnier trouvé sur la route.

Elle a des yeux marqué par la braise, et les siens sont comme un glacier bleu, ils sont les deux dernières âmes dans une nature qui ne sert désormais plus à rien. Derrière chaque étape de leur aventure, la musique se métamorphose, crée une atmosphère particulière, toujours brisante. « Si on a l’habitude des bombes, le malheur, on ne s’y prépare pas » raconte le chanteur alors que la musique éclate comme une centaine de bombes. La mélodie est électrisante.

« C’est beau, c’est la fin »

Dans leur errance, les rencontres sont craintes, les hommes sont devenus des poupées mécaniques, des êtres difformes. La locomotive de l’extrême croissance a emporté leur sensibilité. Alors que la minorité de « spéculateurs précoces » aux mains avides tirent leurs épingles du jeu, la plus-valus n’a été qu’une illusion pour les autres, les affamés. Les capitaux deviennent, sous la plume acérée de Caryl Ferey, des capitaux flottants tels des « poissons crevés, pressés, décomposés n’appartenant plus à personne mais coupant encore comme des couteaux ».

Derrière le texte, la dénonciation d’un projet économique imposé de force, la création de camps de concentration, l’élimination de milliers de personnes, l’incarcération de plus de 100 000 personnes. La régression pour la majorité et la liberté économique pour une poignée de privilégiés.

Le Condor live, c’est un engagement, une claque et une remarquable plongée en apnée. Des paroles, une musique, qui nous saisissent, qui nous font frissonner mais aussi, réfléchir. On perd beaucoup d’espoir  en chemin mais on trouve, derrière le tragique de l’histoire d’amour, un petit bout d’éternité.

Lauriane Letournel
Visuel © Franck Boisselier