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Mythos 2017

Still in Paradise, en chaussettes et en burka

La rencontre entre un Égyptien et un Suisse qui se retrouvent en France, ça donne Still in Paradise, spectacle joué hier soir au Musée de la danse. Mis en scène par Yan Duyvendak et Omar Ghayatt, accompagnés par un interprète, Georges, ce spectacle donne à voir un formidable mélange culturel, qui pose question et peut mener à des incompréhensions, des crises et des engueulades. Mais qui crée surtout un débat duquel chacun sort grandi. Ce débat porte sur l’Orient, et la manière dont ses valeurs et sa culture s’opposent – ou pas – à celles de l’Occident.

Dans Still in Paradise, les codes du spectacle sont renversés : c’est au public de choisir les sujets, parmi une liste proposée par les deux artistes. Ainsi, après avoir exposé à la manière de deux bonimenteurs l’ensemble des thèmes qu’ils se proposent de nous faire découvrir, Yan et Omar nous font voter : 5 sujets sont élus. Commence alors une série de saynètes aux dispositifs originaux et poétiques. Le public est mis à contribution, lorsque Yan nous demande : « Que savez-vous de l’Islam ? ». Vaste question… les propositions des spectateurs, rares au début, se mettent rapidement à fuser. Des débats émergent : j’entends ma voisine de droite interroger la sienne : « L’Islam, ce n’est pas seulement une religion… est-ce une religion, ou une culture ? ». Aujourd’hui, quand on parle d’Islam, on pèse ses mots. On a peur des amalgames alors on nuance, on marche sur des œufs. Alors pouvoir parler de l’Islam sans tabou, sans avoir peur de blesser l’autre, mais simplement dans le but d’apprendre, ça fait du bien. Au bout de 10 minutes, l’échange prend fin et une spectatrice conclut en lançant : « À propos de l’Islam, il y a un livre très bien : c’est L’Islam expliqué aux enfants, de Tahar Ben Jelloun ».

Suite à cet échange, les scènes s’enchaînent : les sujets mis en scène provoquent, font rire, dérangent. Yan et Omar nous partagent ainsi la manière dont ils ont vécu le 11 septembre, puis Omar évoque sa vie intime, secrète et sexuelle, nous plongeant avec beaucoup d’auto-dérision dans les codes culturels égyptiens. Des images passent et s’envolent. Un nouveau thème est lancé et Yan nous lance « Ce fragment là, on va le faire à l’orientale ». Alors, on sépare le public en deux groupes : les hommes sortent, et les femmes restent. Une spectatrice nous lance : « Les filles, il ne faut pas se laisser faire ! ». Des murmures parcourent la salle : pourquoi cette séparation ? Yan revient, avec plusieurs grands sacs, remplis de… burkas. Ainsi, pour la première fois de ma vie, j’enfile une burka. J’observe les réactions du public : quelques rires, quelques « Oh non, je ne mets pas ça moi ». Presque toutes les femmes se prêtent au jeu : en quelques minutes, la salle s’est remplie de silhouettes noires ondulant les unes parmi les autres. Les femmes venues à plusieurs cherchent leurs amies non sans difficulté… sous le regard médusé des hommes, qui viennent de rentrer. La gêne se lit sur plusieurs visages. « Vous pouvez retrouver votre femme, si vous y parvenez », leur lance Yan. Finalement, la gêne disparaît peu à peu, pour laisser place à la curiosité. Les hommes essayent eux aussi la burka, et tout ceci devient un jeu. Voici comment en quelques minutes, le public a traversé tout un panel d’émotions : par cette mise en scène, Omar et Yan nous ont poussés à questionner nos propres limites de l’acceptable, et ce faisant, ils ont aussi brisé une forme de tabou et décomplexé notre rapport à l’islam.

Enfin, un dernier sujet arrive sur scène : celui des réfugiés. Par une scénographie enfantine et poétique, les deux artistes nous racontent le trajet d’un réfugié kurde, rencontré par Yan lorsqu’il travaillait dans le camp de réfugiés de Calais. Là encore, les points de vue s’opposent et questionnent nos préjugés : comment un immigré égyptien en Suisse peut-il s’opposer à la venue de Syriens en Europe ? Qu’est-ce que j’en pense, moi ? Qu’est-ce que je ferais si je pouvais changer les choses à une plus grande échelle ?

Ainsi, avec Still in Paradise, nous passons en compagnie de Yan et Omar un moment passionnant et unique, puisque propre à chaque public. Tout au long de leur performance, les deux artistes expliquent leurs choix, les difficultés qu’ils ont traversées pour y parvenir. Le public participe à la mise en place de la scénographie, donne son point de vue, et finalement, ne s’ennuie jamais. Still in Paradise se clôt par un délicieux thé à la menthe, pour le plus grand plaisir des spectateurs, qui ne sortiront pas inchangés de ce spectacle !

Photo © Pierre Abensur